samedi 25 février 2012

Bonne nouvelle - mauvaise nouvelle ?

Question facile en apparence seulement !

D'abord la bonne nouvelle : Le bonheur nous apparaît dans les couleurs les plus variées
Maintenant la mauvaise : La plupart des gens sont daltoniens
Rainer Haak

The good news: we are going to die. The bad news: I tell you how!
Bill Nighy as Quentin in "Good Morning England"


"No gnus are bad news!"
The lion to his wife, in the steppes around Kilimanjaro


"Bonne heure, mal heure", "sous de bons auspices" ou, au contraire, "sous une mauvaise étoile": dans ce questionnement, le lien est étroit avec toutes les interrogations autour du bonheur, la bonne vie et la recherche du Bien, à l'opposé de celles qui tournent autour du malheur et le Mal. (Cf l'excellent article de Didier Moulinier: Apprendre la Philosophie).

Orazio Gentileschi

Pour les Chrétiens, la Bonne Nouvelle, c'est l'Annonciation : "Allez dans le monde entier proclamer la Bonne Nouvelle à toute la création:" (Mc, 16,15). Elle est suivie d'un cortège de croyances autour du Bien divin et du Mal humain, avec l'invitation, voire l'obligation, à la purification (tiens, on y est, c'est Carême) pour une vie meilleure, exempte de pêchés. Est-ce l'ironie du sort que le métro "Bonne Nouvelle", faisant référence à l'Eglise Notre Dame de Bonne Nouvelle toute proche, rappelle aujourd'hui surtout un haut lieu de la consommation et de la futilité?
                                                   
Durant les derniers mois, j'ai été à l'affût de nouvelles concernant ma santé - ce qui se comprend aisément, bien entendu. Et de fait, j'en ai eu, des nouvelles, tout un tas, des bonnes (heureusement!!) tout comme des mauvaises. J'ai été obligée d'accueillir les deux, et chacune a sa texture toute particulière.

Nonobstant la douleur qu'elle véhicule, une mauvaise nouvelle, étrangement, arrête un point sur la ligne du temps, point incontournable et indéniable, point incontestable! On sait où on en est. On est fixé pour de bon. On voit comment faire avec. On se réajuste dans la souffrance, certes, mais on sait par rapport à quoi. Une mauvaise nouvelle est un départ vers autre chose, et dans ce départ il y a toujours aussi de l'espoir. A contrario, une bonne nouvelle, c'est merveilleux. Evidemment! On le ressent immédiatement au plus profond de soi, il n'y a pas à érgoter. La bonne nouvelle de l'issue positive de la maladie a été capitale, vitale même pour moi. Et en même temps, dans la bonne nouvelle, il n'y a rien de vraiment déterminé. Le doute a toujours sa place. Il faut se réajuster "vers le haut", mais le risque de tomber très bas n'en est que plus grand...

En thérapie, je vois en effet que pour certains, la bonne nouvelle, le bonheur, sont chose éminemment dangereuse. Car, en effet, une bonne nouvelle peut toujours être suivie d'une mauvaise - et le bonheur, quant à lui, il semble être tellement fragile que de le perdre serait bien trop douloureux. Mieux vaut donc ne pas y croire du tout. Au moins, dans le malheur, on sait ce qu'on a. 

Or, savons-nous vraiment ce qu'une bonne nouvelle ou une mauvaise nouvelle augurent? Les taoïstes sont bien plus humbles que nous le sommes, et le signe du Yin et Yang le montre si bien: dans chaque étape, il y a le noyau de sa propre transformation vers son contraire, vers une énergie toute différente. Ainsi, pour pouvoir vraiment me laisser porter par l'émotion qu'une "bonne heure" procure, il m'est nécessaire de prendre une posture toute particulière: me situer dans "l'ici et le maintenant" uniquement, et de laisser advenir les sentiments qui émergent. Ressentir le bonheur, tout en étant consciente qu'il est fugace, insaisissable, à jamais évanescent.

Plus simplement que les philosphes, érudits et nourissants à la fois, la sagesse populaire a bien saisi cette nécessaire ascèse qui est ainsi exigée de l'être humain, s'il ne veut pas se perdre dans les abîmes du doute. Je terminerai donc cet article par le conte chinois du vieux paysan et l'histoire de ce qui lui arriva. Vous remarquerez qu'elle n'a pas de fin véritable - cela aussi fait partie du chemin...

Est-ce une chance, est-ce une malchance ?  Qui peut le savoir ?
Un vieux paysan chinois avait pour seul bien un petit lopin de terre, pour seule fierté un fils intelligent et travailleur, pour seule richesse un cheval d’une rare puissance et d’une telle beauté que les plus nantis du pays lui en avaient offert de fortes sommes.
- Jamais je ne le vendrai, répondait le vieux paysan. Je l’aime comme mon propre fils.
Un jour, il se rendit comme d'habitude à l’écurie. Il trouva la porte entrouverte, le licol cassé. Son cheval avait disparu. Son fils et ses voisins partirent à sa recherche, mais ils rentrèrent bredouilles. Pas de trace de la bête, ni dans le village, ni dans les environs. Il invita alors tous ceux qui avaient participé à cette battue à boire un thé.
- Tu n’as pas de chance, dit son voisin. Ton unique bête et la voilà perdue ou volée.
- Est-ce une chance, est-ce une malchance, qui peut le dire ? répondit simplement le vieux paysan.
Quelques jours plus tard il découvrit devant sa ferme une douzaine de chevaux sauvages. Son cheval les avait attirés derrière lui en revenant du fond de la plaine où il s’était enfui. Voyant cela, son voisin lui dit:
- Tu as de la chance, car te voilà propriétaire de toutes ces bêtes.
- Est-ce une chance est-ce une malchance, qui peut le savoir ? répondit le paysan.
Son fils se mit à dresser les chevaux sauvages, se fit éjecter et tomba rudement sur le sol, se brisant net le dos et lui rendant impossible l'usage de ses deux jambes.
- Tu n’as pas de chance, lui dit son voisin. Ton fils est paralysé, alors que tu en as grand besoin pour te seconder. Qui t'aidera dans ton grand âge?
- Est-ce une chance, est-ce une malchance, dit le paysan. Qui peut le savoir ?”
Quinze jours plus tard, une troupe de soldats et d’officiers fit irruption dans le village pour enrôler de force tous les hommes valides pour partir à la guerre. Tous, sauf le fils du paysan qui était handicapé. Attristé, son voisin lui dit:
- Tu as de la chance, car ton fils ne doit pas partir faire cette sale guerre. On ne sait pas dans quel état nos enfants vont en revenir.
- Est-ce une chance, est-ce une malchance, dit le paysan. Qui peut le dire ?”
Quelques mois plus tard, la guerre se termina. Certains n’en revinrent pas. D’autres rentrèrent, couverts de gloire et chargés d’un riche butin de guerre.
- Tu n’as pas de chance, dit le voisin, ton fils n'est pas revenu riche de la guerre.
- Est-ce une chance est-ce une malchance ? Qui peut le savoir ? dit le paysan.
Richesses vite accumulées, richesses vite dilapidées dit le proverbe. Et la misère revint, encore plus dure à supporter après une période d'abondance.
- Tu as de la chance, dit le voisin. Ton fils n’est pas rentré riche de la guerre, mais il n'est pas tombé dans cette misère noire et déprimante où sont en train de sombrer nos propres enfants.
- Est-ce une chance, est-ce une malchance, dit le vieux paysan? Qui peut le savoir ?
Conte de sagesse taoïste

dimanche 5 février 2012

L'impensable capacité à l'opposition

Un travail herculéen en perspective


Rappelons-nous que l'un des tout premiers mots appris et prononcés par le petit homme, après "maman" et "papa", est le "non!". Quelle merveilleuse audace, alors que, dépendant et vulnérable, cet être tout neuf ose braver la Loi de ceux qui pourtant assurent sa survie.

Quelle tragédie, par la suite, d'observer comment cette implacable entreprise qu'est l'éducation - ex ducere - nous amène au prix de souffrances devenues insensibles tellement elles nous ont abîmées, au point où notre premier réflexe est celui d'acquiescer, d'opiner du chef, de nous soumettre... "Tu sais que c'est impossible, et pourtant - c'en est devenu risible - tu cherches tous les jours, dès le matin, à arranger tout un chacun." (1)

L'acquiescement nous vient donc presque par réflexe... Or, il est impossible de dire véritablement "oui" aussi longtemps que celui-ci est le fait d'un faux self. Et pour le dire avec les mots de quelqu'un qui à également dû se battre avec lui-même pour se dégager d'un "oui" soumis : "pour dire oui, il faut pouvoir dire non." (2)

Comment dès lors reconquérir cette capacité à faire opposition? Car la démarche est éminemment complexe. Une première intuition à penser le "non" est nécessaire, certes, mais largement insuffisante. Il ne suffit point de voir l'objet auquel il s'agit de résister pour pouvoir effectivement passer à l'acte. Comme le disait Nietzsche (3): "Parce qu'une chose est devenue transparente pour nous, nous pensons qu'elle est dorénavant incapable de nous opposer une résistance - et nous sommes ensuite étonnés qu'il nous est possible de voir à travers et néanmoins impossible de passer à travers. Ceci est la même folie, la même stupéfaction que celles qu'éprouve la mouche devant chaque fenêtre vitrée." Eh oui, la résistance nous résiste...


Voilà donc ce qui me reste à faire, c'est-à-dire l'essentiel : "Il s'agit de développer la puissance de défi de l'esprit; la capacité de dire 'Non' au moment juste" (4) Non pas une veine opposition de principe, donc, qui équivaudrait à un immature réflexe de faire obstacle. Au contraire, il s'agit de résister avec grâce et, de ce fait, avec un véritable discernement, engageant non seulement la pensée, mais aussi le cœur et le corps, pour déboucher sur l'action 'juste'.

 
C'est cela, je pense, que l'éducation devrait avoir comme objectif. Et si je le sais évidemment depuis belle lurette, telle la mouche devant sa fenêtre transparente, je ne commence qu'aujourd'hui à cerner peu à peu ce que cela signifie véritablement. La maladie qui entraîne au fil du temps le corps et l'esprit trop faussement consentants vers les conséquences de la pulsion de mort, m'a paradoxalement révélée qu'il était urgent d'agir. Et des relations où l'arrangement de l'Autre consomme une partie substantielle des pensées et des émotions m'indiquent vers quoi il faudrait que j'adresse ce "Non".

C'est probablement cela que de devenir véritablement adulte : savoir s'éduquer (de nouveau : ex-ducere) soi-même. Un peu comme le Baron de Münchhausen qui se sort du bourbier en tirant sur ses propres cheveux. J'ai le reste de la vie pour tracer un chemin dans ce sens. Et finalement, c'est un beau projet, car "Oser dire 'non' est aujourd'hui une forme de bravoure" (5) Quelle belle et difficile aventure donc est devant moi.


(1)Karl Heinz Söhler (1923-2005)
"Du weißt, es ist unmöglich,
Und doch, es ist zum Lachen,
Versuchst du beinah täglich,
Es jedem recht zu machen."

(2) François Mitterrand

(3)Friedrich Nietzsche, Morgenröte, Aphorismen 444:
"Weil etwas für uns durchsichtig geworden ist, meinen wir, es könne uns nunmehr keinen Widerstand mehr leisten - und sind dann erstaunt, dass wir hindurchsehen und doch nicht hindurch können! Es ist dies dieselbe Torheit und das selbe Erstaunen, in welches die Fliege vor jedem Glasfenster Gerät."

(4)Viktor Frankl (1905-1997)
"Es gilt die 'Trotzmacht' des Geistes zu entwickeln, die Fähigkeit, im richtigen Augenblick 'Nein' zu sagen."

(5) Michel Lacroix, Philosophe