... d'une groooosse conne
Il se trouve que je suis clouée sur un lit d'hôpital, avec une fièvre de cheval inexpliquée. Il se trouve aussi que j'ai une petite voisine martiniquaise qui souffre l'enfer - et que moi aux premières loges de sa souffrance, je ne peux que compatir, tout en essayant de m'en protéger au mieux.
C'est de toutes façons ça, l'hôpital, depuis que je suis arrivée aux urgences : une espèce de Cour des miracles, avec des p'tits vieux qui regardent d'une manière totalement hébétée, ne comprenant plus le monde et ce qui leur arrive. Des vielles édentées à la peau diaphane, respirant juste ce qu'il faut pour survivre encore un peu. Des plus jeunes, plus vigoureux face à la gangrène de la maladie qui finit par avoir raison de la vie. Il y en a un en particulier, je pense d'abord qu'il est en train de téléphoner pour résoudre quelque problème compliqué où il ne trouve pas le bon interlocuteur. Or, je me rends compte qu'il mène à lui tout seul un dialogue imaginaire, musclé, pour ne pas dire grossier, avec un destin qui s'acharne, kafkaïen, contre lui. Malgré l'appel au calme des infirmiers et brancardiers, rien n'y fait, il ne se calmera pas, eh ben non quoi - et merde encore!!!
Il se trouve aussi que la misère humaine attire toujours tout un tas d'individus suspects qui aiment s'en repaître. En l'occurrence, ce matin-là, une dame au pantalon façon "golf" et au t-shirt col remonté comme il se doit dans la bonne société versaillaise, entre avec entrain dans la chambre où je suis, avec ma voisine qui gémit, pète et pisse comme elle peut. La dame arbore un badge "l'autorisant à" je ne sais quoi, mais en tout cas, elle prend l'air autorisée, de plus haute instance.
"Bonjour Mesdames, je suis visiteuse d'hôpital - oh, je vois que vous travaillez ?!" lance-t-elle en un seul souffle. Je ne dis rien, je n'ai rien demandé, et du coup, elle va voir ma petite voisine.
"Bonjour Madame, je suis visiteuse d'hôpital, je viens vous écouter, vous êtes là depuis quand? Et vous avez quoi comme maladie?" Ma voisine est quelque peu désemparée devant l'énergie déterminée de cette quinquagénaire. Pourtant, elle répond gentiment. "Vous êtes mariée? Vous avez des enfants? C'est dur votre maladie? Vous arrivez à travailler?" Toujours le flot de questions qui s'abat sur la pauvre voisine qui n'a rien demandé non plus, tout comme moi. A peine a-t-elle répondu avec un mot, la bourge proprette repart revigourée par la réponse, pour lancer un autre assaut de questions. Mais bon, faut pas trop traîner non plus, car il y a comme ça tout un hôpital à "faire" - donc l'intérêt de la Versaillaise tombe vite.
Elle se tourne vers moi, estimant que ma voisine ne peut plus rien lui apprendre d'intéressant. Mais elle est un peu hésitante, vu que je lui adresse carrément des regards hostiles. Même scénario, pourtant : "Vous êtes là depuis longtemps? Arrivée par les urgences?" Et là, elle se lance - les yeux pleins d'espoir d'en avoir peut-être pour son compte - dans ce qui la disqualifiera définitivement : "Ca doit être beaucoup d'émotions, non?" Mon regard est noir, je continue à bosser sur mon ordi pendant que je lui lance "je gère, Madame, je gère". Du coup, elle se casse enfin, ouff, c'est fini tant pour moi que pour elle, et elle peut continuer sa charité dont elle fera certainement part à ses congénères, lors du prochain déjeuner bridge. Et elle aura très certainement aussi une pensée émue pour elle-même le Dimanche suivant, à l'heure de la Messe, lorsqu'il s'agira de faire l'inventaire de toutes les bonnes actions de la semaine.
Ce que je regrette, moi, c'est de ne pas lui avoir dit que sa façon de faire intrusion dans la vie des gens en grande fragilité, c'est de l'ordre de l'irresponsabilité la plus totale. Qu'une alliance entre un écoutant et un écouté est une chose éminemment fragile qui se tisse tout tout doucement, dans le calme et la confiance. Et que, a contrario, elle n'a même pas pris la peine de demander l'autorisation de poser des questions. Que sa façon de feindre à la fois l'intérêt tout en montrant son empressement d'en finir avec un patient donné, relève du cynisme complet. Et lorsqu'on incite les gens à ouvrir leur coeur en leur posant des questions sur leurs émotions, là faut être à la fois clair sur ses propres motivations à avancer sur ce terrain, et certain de pouvoir accueillir ce qui risque de venir.
Le pire, justement, et cela restera certainement inaccessible à jamais à cette pauvre débile, c'est quelle adore, au fond, entendre ces récits tout en se croyant à l'abri, elle. Voir ces malades en détresse, voir les gens alités dans leur pauvre humanité misérable et sale, et elle du bon côté, debout, propre sur elle, "in control" - voilà qui la fait véritablement jouir, au plus profond de son psychisme malade.