dimanche 5 septembre 2010

O tempora o mores

Ce temps qui nous échappe...

Quand plusieurs générations regardent ensemble un film, il est remarquable que la question du tempo soit discutée âprement, à chaque fois. Le film étant soit "beaucoup trop rapide, trop bruyant" ou alors manquant cruellement "d'action, de choses qui se passent", le sujet est emblématique de l'évolution de la perception du temps qui a eu lieu depuis plusieurs dizaines d'années.

Les questions liées au temps sont passionnantes et inquiétantes à la fois.

Notre temps à nous, celui des Occidentaux, est devenu le temps universel, et s'impose aussi aux peuples qui ont une compréhension toute autre. Car le GMT (Greenwich Mean Time) qui a été remplacé en 1972 par le UT - Universal Time - est la mesure de l'avancement du globe terrestre dans l'espace. Et son universalité peut être considérée comme l'une des plus importantes facettes du colonialisme moderne, qui continue bel et bien d'être à l'oeuvre.

La philosophie du temps, la métaphysique aussi, ont occupé les philosophes depuis toujours. Des années d'études nous occuperaient si nous nous y aventurerions. Je ne saurai bien évidemment pas être compétente, mais l'excellent blog de Baptiste Le Bihan est une véritable mine de réflections, d'articles.

Sur le versant sociologique, Le Monde Magazine du 29 août 2010 a publié un article sur les conséquences sociétales de l'incontestable accélération du temps. Hartmut Rosa, un sociologue allemand, décrit les effets d'un temps survolté, à la fois sur les individus, leur vision du monde, mais aussi sur la politique. Un temps qui s'accélère, et nous le voyons avec les gesticulation de Président français, a des effets particulièrement délétères sur la démocratie qui nécessite maturité, réflexion, inscription dans la durée, et des projets politiques lisibles sur le moyen et le long terme.

De son côté, Paul Virilio tente également de penser la vitesse. Il montre les liens du temps avec la guerre, les réseaux informatiques qui peuvent être paralysés à la vitesse de la lumière, et les catastrophes qui ne sont que l'une des deux faces - l'autre étant le progrès - d'une même pièce. La puissance de l'évènement, le temps infinitésimal dans lequel il s'inscrit altèrent profondément notre relation à l'objet. La vitesse devient ainsi le symbole même de toute innovation, de notre réussite et de notre bonheur (propos rapportés dans Le Nouvel Observateur du 5 août 2010)

A lire ces documents, à entendre les témoignages, j'ai facilement le bourdon, le moral bien en berne. Comment résister soi-même, si cette nouvelle menace, qui nous est bien plus sournoise qu'un ennemi ouvertement déclaré, risque de nous emporter en un éclair ? Comment ne pas nous enfoncer dans la nostalgie d'un temps où le monde paraissait encore maîtrisable, calculable, prévisible ? Où les grands-pères surent que leurs petits-enfants allaient avoir une vie très similaire à la leur ? Je n'ai évidemment pas vraiment d'idées, mais je pense que le fantasme de maîtrise, de la permanence du Moi, de notre immortalité imaginaire par le biais de la transmission aux générations futures ne peuvent que nous enfermer dans le pessimisme. La transmission opère dans les deux sens : nos enfants nous transmettent tout autant que nous leur transmettons, pour peu que nous puissions être ouverts à ce qu'ils ont à nous apporter. Rester curieux des portes qu'ils pourront nous ouvrir, tout en leur montrant les nôtres (celles que nous avons ouvertes, nous), me semble être le meilleur moyen de vivre sans regrets, dans tous les temps à la fois, Passé, Présent et Futur.

Oui, ce temps nous échappe - mais c'est ainsi depuis Cicéro, quand il s'adresse à Catilina, le subversif, pour s'élever contre la corruption à la fois de son temps et des moeurs. C'est plutôt rassurant, il me semble.

Références :
- Rosa, H. (2010), Accélération - Une critique sociale du tems, Paris: Ed. La Découverte
- Virilio, P., Petit, P. (2010), Cybermonde, la politique du pire, Paris: Ed. Textuel

vendredi 3 septembre 2010

Israël : et si notre regard changeait ?

Quel regard, tout d'abord ?

Hier, Barak Obama a mis à disposition de Netanyahou et Abbas un environnement, un cadre pour que, enfin, les pourparlers puissent reprendre après tant d'arrêt. Tous les 15 jours devraient-ils se renconterer, pour relancer un processus tant enroué, torpillé, saboté, hué. Pourtant, malgré des attaques du Hamas Islamiste, Elie Wiesel se veut optimiste, pensant que des concessions substantielles auraient été faites de part et d'autres pour que Obama puisse oser organiser ces rencontres alors que toute l'Amérique ne fait que se regarder elle-même.

A quelle réalité avons-nous accès dans ce conflit qui nous déchire aussi un peu, par la force des choses? Sur place, cette réalité est toute autre, comme le dernier TIME Magazine (September 13, 2010) en fait part. L'enjeu stratégique, semble-t-il n'est plus tant la paix avec le voisin palestinien. Les yeux des Israéliens sont dorénavant rivés sur les ambitions atomiques de l'Iran - et le conflit autrement plus meurtrier qui pourrait s'en suivre. Les Palestiniens, eux, sont considérés davantage comme une "nuisance". Les Israéliens ont envie de profiter de la vie, de l'économie qui prospère, et d'une vécu au jour le jour, sans vision cauchemardesque brandie quotidiennement.

Mais pouvons-nous nous fier à cette description? Le titre du Time me semble tendancieux. Et de fait, ce qui se passe en Israël est rarement relaté d'une façon objective, comme des études universitaires le démontrent. Les médias européens sont en grande majorité  critiques vis-à-vis de l'Etat Juif, tout en s'appuyant sur les médias israéliens. Ceux-ci étant très souvent éminemment sceptiques par rapport à leur propre pays, les journalistes européens se sentent ainsi légitimés à abonder dans ce sens. Reto Wild, du Tages Anzeiger suisse, a très bien mis en évidence cet état des faits (Böses Israel). Daniel Leon Schikora va dans le même sens (Freie Welt) Or, ces biais ne peuvent qu'aggraver l'attitude anti-israélienne qui prévaut dans l'opinion publique européenne. Et ils omettent le fait que la très grande majorité des Israéliens eux-mêmes souhaitent vivre en paix avec leurs voisins palestiniens.

Quelle réalité, donc ? Même si nous aimerions croire Elie Wiesel, les rencontres récentes peuvent paraître voués à l'échec, tant de forces se dressent contre toute tentative de Paix. Peut-être une vie au jour le jour est effectivement un moyen d'apaisement progressif.  Sara Shilo nous décrit l'une des réalités, un peu dans ce sens, avec un mince espoir au bout. Dans une histoire de famille émouvante, triste et touchante à la fois, une histoire d'immigrés juifs du Maroc, elle nous fait toucher du doigt le quotidien, les peines, les rêves de gens toutes ordinaires pour lesquelles l'ennemi n'est pas tant le voisin palestinien mais un destin auquel il est presque impossible d'échapper. L'histoire est belle et déchirante à la fois - mais ce qui m'a touché tout autant c'est que ce livre - qui est exempt de toute haine, tout ressentiment anti-palestinien - ait figuré pendant des mois sur la première place des meilleures ventes en Israël.

Loin des braises qui attisent la haine anti-"autre" sur lesquelles la France souffle en ce moment, n'est-ce pas une belle leçon de la part de la population israélienne qui vit souvent dans des conditions qui sont impensables pour nous? C'est peut-être elle qu'Elie Wiesel a entendu parler... Pourvu que leur voix porte bien, bien loin!

Référence : Shilo, S. (2010), The Falafel King is dead, London: Portobello Books

mercredi 1 septembre 2010

Exposition : Nicolas de Stael (1945-1955)

Fondation Pierre Gianadda, Martigny

Etonnante Fondation qui réussit à réunir un impressionnant ensemble de tableaux de Nicolas de Stael, venant de collections publiques et privées de toute l'Europe et des Etats-Unis, au coeur du Valais en Suisse. Et de drainer une foule de vacanciers, avides d'enrichir leurs journées à la montagne environnante par quelque nourriture intellectuelle. En fait, il y eut deux expositions en une : la première, celle pour laquelle les gens viennent. Et la seconde, ce furent les visiteurs eux-mêmes.

La première exposition donc : je ne connaissais pas l'oeuvre de Nicolas de Stael, en dehors d'un vague souvenir de son nom. Ses peintures furent donc surprenantes pour moi, à la fois pour leurs couleurs, les motifs mais aussi l'abstraction résolue et conséquente qu'il a travaillée par le biais d'une réflexion intense et continue sur sa manière de créer.

Bel homme, aux pensées torturées, il poursuit inlassablement sa recherche de couleurs, de formes, d'un style surtout, alors qu'il vit dans la pauvreté avec sa femme et sa fille. C'est seulement après la mort de son épouse, quand il se marie une seconde fois avec Françoise Chapouton qu'il peut travailler dans un environnement plus aisé.

Ce qui m'interpelle c'est sa capacité à poursuivre une recherche d'absolu, sans relâche, avec une obstination impressionnante. Est-ce que cela, une vocation, une mission? Quel cadeau du "destin" aurais-je envie de dire... et aussi quelle malédiction. Nicolas de Stael se suicide en 1955, dans une pensée devenue vertigineuse, incapable de soutenir cette quête sans fin. Voilà pour cette partie de la visite.

La seconde partie débute en fait dès le parking de la Fondation: des voitures françaises et belges presqu'exclusivement, du 75, en passant par le 78 et surtout le 92. Paris - non: la bourgeoisie parisienne, pour ne pas dire l'UMP - est en villégiature à la montagne.

Dans la salle d'exposition, en effet, le code vestimentaire subtil du cadre parisien expérimenté (plutôt âgé, donc, mais pas uniquement) est arboré, à la fois par lui-même que par son épouse, et éventuellement des enfants qu'il peut avoir forcé à venir. Chemises Lacoste au col relevé légèrement, pantalons en toile, chaussures décontractées mais impeccables : tel est l'uniforme du BCBG en vacances. Décontracté, certes, mais point trop s'en faut. Les coupes de cheveux des jeunes, les foulards des visiteuses, le Parisien et la Parisienne sont ici pour voir, mais autant pour être vus. Je refais le tour de l'exposition, juste pour apprécier le public, goûter leur jeu subtil avec les codes, écouter les commentaires sur le peintre, les toiles exposées. Excellent, exquis, je sais d'emblée où je suis, je perçois la fin des vacances qui s'annoncent pour eux, le retour en berline ou monospace tout proche, les dernières impressions des vacances qu'ils veulent emporter avec eux.

Touchant défilé donc, et je me dis qu'il doit être doux de se mouvoir à l'intérieur de frontières à la fois invisibles et néanmoins bien tracées pour ceux qui savent se reconnaître.