samedi 27 août 2011

Never let me go

Kazuo Ishiguro sur la fin de l'innocence et la déchirante fragilité de la vie

Un internat coupé du monde, des élèves protégés et sensibles, et le récit de souvenirs d'une enfance qui peu à peu doit se confronter à l'unique but déterminant la raison d'être de ces pensionnaires. Un mystère est posé d'emblée, et dès les premières pages, le lecteur est mu par des émotions qui vont jusqu'à lui déchirer le coeur.

Kazuo Ishiguro décrit avec une main de maître les états d'âme subtils et sensibles de la jeune Kathy qui se remémore sa vie dans l'internat de Hailsham, avec ses amis Ruth et Tommy qui subissent le même sort qu'elle. Alors qu'ils avancent inexorablement vers ce destin qu'est le leur, ils rêvent d'y échapper pendant quelque temps, du fait qu'ils s'aiment.

Ce livre (en français Auprès de moi toujours), émouvant et captivant à la fois, pose les questions de l'ineluctabilité du sort, de la liberté individuelle, de l'importance du lien et de ce qui fait l'essence-même de l'humanité. Sur fond d'une Angleterre bien particulière des années 1990, nous voilà interpellés très direcement : Comment évitons-nous de nous poser ces questions fondamentales dans un quotidien où l'impression de liberté individuelle est érigée en dogme aveuglant ? Avons-nous vraiment plus de temps, d'options, de possibilité et de forces pour réaliser nos rêves que ces créatures au destin scellé ? Que faisons-nous au fond de ces années et possibilités qui nous sont imparties ? Et comment montrons-nous tous les jours que nous avons véritablement une âme, une âme humaine qui nous élève tout en élevant les autres ? L'amour semble la seule possibilité pour vivre une vie digne de ce nom - si nous ne le réalisons pas trop tard...

"Never let me go" est un chef d'oeuvre qui nous pousse à entrevoir les frontières de notre propre vie. 


Références :
- Ishiguro, K. (2005), Never let me go, London: Faber and Faber 
- Ishiguro, K. (2006), Auprès de moi toujours, Paris : Editions des Deux Terres

mercredi 24 août 2011

Grimper dans le massif du Dévoluy : les Gillardes

Ahh, le taquet !

Les deux jours qui terminent la saison d'escalade veulent être vécus sur le mode "apogée". Et, bien entendu, il s'agit aussi de m'achever un peu, avant de reprendre la vie professionnelle suite à un long été de quasi-éclipse de ma part.

Les Gillardes sont le spot où cela doit se passer. De loin, en approchant le massif, on a l'impression d'être en face de deux "Half Domes" du Yosémite. Les parois verticales, déversantes mêmes, de 450m de dénivellé sont archi impressionnantes. C'est le coin des base-jumpers, ici, et cela n'étonne guère.

La première voie au nom sympathique de "Association de Bienfaiteurs" est la plus accessible de cette falaise, malgré des cotes jusqu'au 6c+. Je suis un peu impressionnée, mais finalement, j'arrive à passer le crux avec juste un tire-clou. Le rocher est varié sur les 10 longueurs : des strates fines et identiques en descente, il évolue vers des rochers plus distincts, avec des strates de calcaire/silex alternants, présentant des prééminences qui se prêtent superbement aux prises de main et de pied. Dernière longueur un pouding - qui n'inspire cependant peu confiance car partout on voit des traces de galets qui se sont descellés. Le tout est vertical, engagé, avec peu de points, et une fois de plus je suis très bien à ma place en seconde de cordée...

Le lendemain après cette mise en bouche nous sommes partis à l'aube pour "Fort, feignant, frileux", une voie aux cotes moins impressionnantes (6a+, deux longeurs 6b+), et je suis assez guillerette au début des 14 longeurs. Je déchante cependant assez vite : je me souviendrai du début en 5c, puis de tout le reste en 6a+. J'ai compris ce que veut dire une longeur de 50m, homogène dans une cote, verticale et déversante par moments... Ah, l'humilité siéd toujours bien. Là encore comme la veille, il faut vraiment grimper engagé pour le premier, car les points sont espacés de 10m, et l'on est carrément content de les trouver. Inutile de dire que je suis au taquet, et obligée de tirer sur les dégaines dans les longeurs en 6b+.

Mais le clou, c'est finalement la L13 en 6a+, alors qu'on croit avoir quasiment sorti la voie : après un dièdre technique et lisse suit une traversée horizontale sous un toit dans le rocher vertical, avec une fine fissure et RIEN pour les pieds ! En face de cette difficulté, je reste carrément plantée là, pendue au spit avec ma vache et la corde, et je me dis que ça y est, je n'y arrive plus, mes petits bras sont complètement daubés. J'aurais dû m'en douter car le guide également en a bavé juste avant moi... Ceci dit, le salut est en haut, et la pensée "c'est cuit" n'est pas admissible. Je commence donc à bricoler, à me décorder sur un brin que je fais passer dans l'oeil du spit - histoire d'éviter de prendre le pendule. Puis je défais ma vache et j'essaie d'arriver dans la ligne de faille du piton suivant dans lequel passe l'autre brin de la corde. Je me sens comme une saucisse qu'on fait fumer dans la cheminée, bien accrochée, la honte quoi. Puis une fois que je suis proche du piton, je rappelle le brin de corde qui passe dans le spit précédent et je me réencorde proprement. Tout en tirant sur la corde, j'arrive à me hisser péniblement vers le prochain clou... Quelle manoeuvre peu glorieuse, mais bon, j'ai réussi à franchir l'impossible, avec quelques larmes, et surtout très furieuse que tout cela ait été pourvu avec une cote aussi "minable"... En lisant les commentaires sur camp-to-camp, personne ne parle de cette incohérence dans la cotation, et la difficulté de ce passage. Définitivement, à part moi, il n'y a que des héros dans cette voie ! Bref, la dernière longeur de nouveau dans le puding et un petit surplomb de "rien du tout" en 5c et au bout de 10 heures dans la voie, nous sortons enfin.

FFF est très certainement la voie la plus difficile que je n'ai jamais faite. Au dernier relais, j'ai regardé vers le bas, et je n'ai pas pu voir le socle de la paroi, tellement elle est surplombante. Et cette aventure me dit aussi qu'il faut sacrément se méfier des cotations, en fonction de l'année d'ouverture de la voie. Si tu as dans un topo un 'Dièdre-cheminée, 4+' avec une ouverture dans les années '50, tu es sur que c'est complètement banzaï comme course. Et puis avec l'arrivée de l'escalade libre, dans les années '80, tu as des voies super engagées et des cotes du genre "même pas difficile", car fallait quand-même prouver aux potes qu'on y arrive finger-in-ze-nose ! Donc, je me répète, dans ce sport, "humilité" est toute proche de "humiliation", et vaut donc mieux prévoir large lorsqu'on s'engage dans une voie de ce genre, eh oui, petit scarabée.

Au total, je suis très fière d'avoir réussi, à ma façon peu orthodoxe, certes, une voie aussi superbe et difficile dans ma troisième année d'escalade. Je rentre chez moi les avant-bras en compote, et je suis tellement crêvée la nuit tombante que je n'arrive même pas à dormir... Ah, que c'est doux de bosser trankilou derrière un bureau. Et pourtant, au bout de trois jours, j'ai déjà envie de repartir. C dingue !

A recommander : Hôtel La Neyrette à Saint Disdier (à 5 min. des voies), avec un excellent dîner, et, pour ceux qui se lèvent tôt, un plateau petit déjeuner superbe et généreux ! On peut aussi y laisser les affaires pendant la journée, car "ça" casse sur le parking en bas de la paroi...

lundi 15 août 2011

Escalade au col de Grimsel (Eldorado), Suisse : Motorhead

Une voie mythique et d'un esthétisme rare

Les frères Rémy ont bien secoué l'escalade classique, ne serait-ce qu'avec les noms des voies. Motorhead est en effet un bijou que des centaines de cordées gravissent chaque année. Ce fut un rêve pour moi aussi, car les lignes pures et belles de ce rocher granitique m'ont déjà impressionnée lorsque j'avais fait "Schweiz Plaisir" au même endroit, mais au nom beaucoup moins drôle. Ben oui, les noms des voies, c'est important, et les ouvreurs excellent souvent avec une ingéniosité comique.

Donc nous voilà de nouveau partis à l'aube dans cette vallée superbe, pour accéder aux voies au bout de deux heures de marche sur un sentier au dessus d'un lac de barrage. Ce sentier avait dû être créé par la compagnie électrique étant à l'origine du mur qui ferme la vallée. Comme nous n'avons pas traîné malgré des sacs lourds (plein de matos et moi trop de fringues par peur du froid), nous sommes les premiers au pied de la voie.

Sans tarder, nous attaquons - et j'éprouve déjà une sacrée difficulté au premier dièdre, très beau, certes, mais d'un liiisssse... Après l'escalade sur le calcaire, faut s'habituer de nouveau au granite ! Puis coup de stress pour moi d'un autre ordre : la deuxième cordée arrive également au pied de la voie. Ahh, pourvu que je ne les retarde pas, c'est mon angoisse à moi. Pourtant, j'ai déjà bien attendu, moi aussi, derrière une autre cordée, et je n'en suis pas morte. Mais bon...

Les frères Rémy sont aussi champions de l'escalade engagée, et cela se déploie merveilleusemnt ici. Les longueurs sont parfois difficiles à protéger et bien que la paroi soit inclinée, l'engagement pour le premier est important. Le second a moins à faire, juste suivre, il n'y a pas tant de force à mobiliser. Les lignes sont d'une beauté rare, et l'on est étonné de pouvoir grimper ce genre de voie dans son propre pays et non pas quelque part, loin très loin, à l'autre bout du monde.

En dessous de nous, le nombre de cordées augmente, et je déstresse car nous gardons bien le lead, surtout après les longeurs de dièdre difficiles. La nature est sublime, et nous l'apprécions d'autant plus que quelques semaines auparavant nous avons été déboutés par la pluie, le brouillard et le froid. En L12, un pas difficile couronne véritablement cette ligne de faille naturelle du rocher. C'est splendide bien que toujours très lisse.

Peu après, les 14 longeurs sont derrière nous, nous sommes dans le silence de cette vallée entourée de montagnes enneigées. Le sentier de retour est indiqué par de beaux cairns, et il passe très vite dans des herbes trempées d'eau qui cherche son chemin vers le lac. Nous en avons plien les chaussures, mais peu importe, au bout d'un moment, on ne sent plus rien.

Le retour me semble long, très long, mais la beauté du sentier compense les nombreux hauts et bas que trace le chemin. J'arrive au barrage moulue - et c'est à ce moment précis que nous entendons une mélodie toute nostalgique au cor des alpes. En effet, en bas et prenant le mur comme paroi réflechissante, 14 joueurs d'Alphorn nous font un accueuil très hélvète. Que de souvenirs d'enfant qui remontent, c'est très émouvant pour moi. Bref, journée belle et intense, tout ce qu'il me faut.

vendredi 5 août 2011

Monet au Musée Marmottan et dans les collections suisses

Expo d'été à la Fondation Gianadda, Martigny

Ce livre est un labyrinthe, chemin qui avance tout en faisant du sur-place, revient sur ses pas, continue, tourne, piétin, débouche sur un autre chemin qui se croise avec le précédent, à moins que le précédent soit un autre et que le temps passé dans ces interrogations qui n'aboutissent qu'à d'autres interrogations soit l'illusion d'un voyage qui reste toujours sur place.
Maurice Béjart, La Mort subite

On fait la sortie culturelle oblig lors d'une journée où il fait mauvais - donc n'importe quand en ce début août. Et on se dit que, si on en a vu, du Monet, il est toujours aussi beau à redécouvrir car c'est bien "le peintre qui sut toucher l'intangible"(1). L'expo à Martigny nous promet donc cette fois-ci plus de plaisir, moins d'injonctions de "devoir se cultiver", que pendant d'autres saisons.

Les oeuvres les plus surprenantes dans cette exposition d'une cinquantaine de tableaux sont ceux qui proviennent de collections privées. Un Monet perceptible dans ses différentes étapes et phases d'exploration nous promène à travers son époque. Les faubourgs de Paris, tout encore en nature, en brume, en roseaux au bord de la Seine, font passer un parfum doux et un peu mélancolique de nostalgie. Brumes sur la Seine, la Seine à Argenteuil... autant de vues sur un passé tout proche, qui pourrait être le nôtre, et qui pourtant ne l'est plus.

Plus divers, plus minutieux et appliqué dans sa première phase de vie, Monet s'intéresse à la fois à la nature et l'industrialisation anvançante. On le sent avide de la vie, explorateur des rapports de l'homme à la nature, tout en donnant cette incomparable touche qui est la sienne. On ressent aussi dans son oeuvre qu'il y arrive, qu'il est relié au monde, qu'il y a ses entrées, et qu'il y est reconnu.

Lorsqu'il a perdu son premier fils, et qu'ensuite il se retire à Giverny, ses tableaux deviennent plus monotones, d'après mon goût, en même temps qu'il s'avance peu à peu vers l'Art Abstrait. Les nymphéas, le pont japonais, les saules pleureurs, la roseraie... ces tableaux laissent transpercer pour moi un homme qui a largement goûté à la vie et qui s'en contente, s'en fatigue peu à peu.

Un passage par la collection d'estampes japonaises que le peintre a faite pendant son vivant me révèle des oeuvres remarquables, stylisées mais toutes proches de la vie. "Mère attentive au jeu de son enfant" (Utamaro, 1806), "Femme dans un barque surveillant la baignade des enfants" sont des scènes que je n'aurais pas devinées ici. Et pas non plus les quelques Hokusai qui font partie de cette belle collection.

Pour finir, un passage dans une autre aile nous promène parmi des photographies de Maurice Béjart, en action, aux beaux yeux malicieux et espiègles, en quête de cette vérité de la vie telle qu'il l'a exprimée dans "La Mort subite".(2) Etrange paradoxe, mais c'est précisément cela qui est si inspirant. Et avec les mots de Nietzsche qui parle des mêmes tourments : Partout, rien que les vagues et leur jeu. Tout ce qui fut jamais malaisé a sombré dans l’azur de l’oubli. Mon canot paresse au port. Tempête et traversée – comme c’est oublié! Espoirs et vœux se sont noyés; l’âme lisse, lisse la mer. (Friedrich Nietzsche)

(1) Octave Mirebeau, « Claude Monet » in L’Art dans les deux mondes, Paris, 7 mars 1891, dans Dossier de Presse, Fondation Pierre Gianadda, été 2011
(2) Maurice Béjart, La Mort subite, avec Gaston Berger, éditions Seguier, 1990

lundi 1 août 2011

Escalade au Miroir d'Argentine : Mamba

Magnifique - et looooongue !

J'avais un rêve depuis un moment : faire l'une des voies difficiles au Miroir d'Argentine que je regarde si souvent. Après Zygofolys il y a deux étés, Mamba me paraissait véritablement deux crans au-dessus. De fait, 16 longueurs de cordes bien étirées, quasiment tout entre 6a et 6c, avec deux 5c à la Frères Rémy, soit "rudes" - donc un projet superbe.

Bel entraînement avant, attente d'un beau jour (enfin !) et nous voilà partis. Un peu de stress à l'approche car d'autres cordées montent aussi, et nous essayons de leur mettre la press, histoire d'être les premiers dans la voie. Mais ils bifurquent vers la gauche, où se trouvent les voies plus faciles, et nous sommes les seuls. Heureusement, d'ailleurs, car les chutes de pierre menacent ceux qui grimpent derrière. Nous voyons même de la poudre blanche sur le sol, et nous nous disons que quelqu'un doit avoir perdu un sacré sac de magnésie. Que nenni, ce sont les impacts des rochers qui tombent et qui réduisent les cailloux par terre en farine blanche toute fine.

La fissure en 6b avec laquelle débute la voie est ardue, d'autant que le rocher n'est pas tout à fait sec. En fait, les six premières longueurs nous donnent du fil à retordre car elles sont raides, un peu glissantes, physiques ou très lisses, ou tout à la fois. Vers midi trente nous avons encore 10 longueurs devant nous, tellement on a bricolé auparavant. Pas certains du coup de terminer :o( Mais on met le paquet, d'autant que la paroi se couche par la suite, et nous accélérons franchement. Et je triche un peu dans les 6c, avec le prétexte qu'il ne faut pas traîner... Non, visiblement, j'ai encore du taf pour faire ce niveau proprement, mais j'y travaille !

Les longueurs sont exposées pour celui qui grimpe en tête (donc pas pour moi !), mais toutes belles, assez techniques et parfois athlétiques. Les petits bras sont mis à contribution jusqu'en haut, lorsque le rocher se redresse de nouveau, sous le Cheval Blanc. C'est vraiment magnifique, cette paroi, les relais sont confortables et permettent de contempler tout le Massif du Miroir qui est impressionnant.

A 16h30, nous avons terminé la dernière longueur assez "tricky", histoire de nous achever les bras - Ouff, nous n'aurons pas à abandonner ! Au relais sommital, nous continuons à nous hâter, car le prériple ne sera terminé que lorsque nous aurons effectué les rappels jusqu'au bout. Donc concentration max exigée !

Heureusement, les relais sont faciles à trouver (enfin, pour le guide, moi j'ai tout oublié dans le stress), la corde ne se coince jamais, seul danger : les chutes de pierres qui sont importantes, lorsqu'on ravale la corde. Mais le guide fait tout cela comme un chef, moi j'essaie de me rendre utile, et on arrive en bas sains et saufs. Un grand Merci à lui !

Déjà pendant, mais surtout après la course une euphorie s'empare de moi qui dure plusieurs jours. Et qui me fait planifier plein d'autres courses. C'est trop court une seule vie !