Un mystère pourtant si quotidien
Je me suis demandée, en revenant en Suisse, au moment où j'ai passé la frontière, si j'étais 'de nouveau' - ou 'encore' - ou alors 'aussi' - "chez moi", ici, dans ce pays dans lequel je n'habite plus depuis près de 25 ans.
En l'occurrence, le passage de la frontière de la France dans mon pays d'origine ne me laisse pas indifférente. En dehors du plus évident (paysages, noms des villages, nature des routes), il y a des choses imperceptibles qui changent, et cela non pas seulement dans l'environnement, mais aussi chez moi, dans mon attitude interne, mes émotions. Sauf que pour tout cela, les mots ne me viennent qu'en allemand, ou à la rigueur en anglais. Car pour ces mots-là, il n'y a pas d'équivalent en langue française.
"Heimat", par exemple, c'en est un. Il est même chargé en Histoire terrifiante, celui-là, car il évoque la patrie, le sol auquel l'individu se sent attaché, le sang qui coule dans ses veines... Heureusement, Ricarda Huch en a si bien parlé, de cette "Heimat", du "daheim". Elle nous a tous un tout petit peu rachetés par sa conduite lors des années fatidiques - en conséquence de quoi elle est autorisée à en parler - sans évoquer de soupçon - de la chaleur de l'âtre, de la sécurité que je qualifierais de "ontologique" que l'individu y ressent, de la "Geborgenheit" - encore un mot intraduisible, hélas, mais qui évoque si bien la chaleur du nid...
Il y a "Heimweh", ensuite, une certaine nostalgie de ce pays, de ce lieu d'origine et d'enracinement, de la famille qu'on y a laissée, des souvenirs qui y sont liés - provoquant une petite pointe de douleur au niveau du coeur, entre les poumons, derrière le sternum, un "longing" comme disent les Anglo-Saxons.
Une autre "Heimat", reconstruite à partir de rien presque, pourrait être celle-ci où je suis en ce moment. Il n'y a pourtant pas la notion de sol, de sang, d'appartenance viscérale et profonde. C'est une "Heimat" nouveau genre, à imaginer, à fantasmer, à bricoler, à rafistoler, celle-ci. Étrangement, quand j'y vais, je ressens tout de même quelque chose de cet attachement primal si propre aux lieux de "Heimat". Et même s'il lui manque encore la patine, les traces du temps, les coups de griffes du destin qu'elle aura forcément subis, les pleurs et les joies qu'elle aura accueillis dans son ventre, elle est malgré tout de bonne augure, cette construction-là, car la nouvelle génération, elle, la qualifie d'ores et déjà, bel et bien, de "Heimat" ! Et s'il y a une chose qui est certaine, c'est que l'on ne discute pas sa "Heimat", son "daheim".
Ce qui parle également en sa faveur, c'est une certaine image d'Epinal qu'elle dégage, cette "néo-Heimat". Le chant des sauterelles dans l'herbe haute, le tintement des cloches des vaches dans les prés, les minuscules fleurs de montagne aux odeurs et couleurs improbables, le renard qui rode gentiment autour des murs, et la vue, oui, la vue imprenable qui est la sienne. Au réveil, tâter des yeux encore embués le temps sur les sommets d'en face, sans lever la tête de l'oreiller. Ou lors d'une insomnie, contempler calmement la lune qui éclaire doucement ces mêmes sommets autour desquels un nombre infini d'étoiles brodent un tissu précieux de petites lanternes délicates. Le veilleur attend alors, goûte le silence, hume l'air frais et léger, et se sent tout à fait entouré de forces bénéfiques auxquels il ne croit pourtant plus guère lorsqu'il vaque de nouveau, insouciant, aux activités futiles de sa journée.
Une "Heimat", c'est peut-être précisément cela, un endroit où toutes les émotions les plus contradictoires puissent affleurer, et où la scène, sur laquelle nous projetons notre vie quotidienne et ordinaire, les accueille toutes, généreuse, une fois que nous les lui avons confiées entre ses bonnes mains bien chaudes. Nous nous y sentons en toute "Geborgenheit" - en toute sécurité, qui, elle, est originelle, inaugurale... Que peut-on espérer de plus ? Peut-être juste cette capacité toute à nous, qui nous permet de toujours savoir recréer le contact avec ce vécu-là.
Me voila donc, Maman, dans notre Heimat dans les montagnes. L'essence de notre enfance imprègne la maison. Je me rappelle si bien quand tu étais ici avec nous. Aujourd'hui je plante un pommier là où tu as toujours voulu l'avoir. Ich denke fest a dich !
RépondreSupprimerBasile
Merci Maman. Me voila moi aussi confronté à ce dilemme "Heimat - mais qu'est-ce donc ?". Et je suis tellement reconaissante d'avoir la chance de pouvoir lire ces pensées que tu as partagé il y a presque 10 ans.
RépondreSupprimerTon âme est si présente dans mon "heimat" à moi.
Ich denke auch so fest an dich <3
Rusli